La chronique d'Yves de Kerdrel
Chère Madame, cher Monsieur,
Je mesure que votre temps est compté à moins de trois semaines du premier tour. Mais je voulais vous faire part de ma perplexité à l'égard de mesures que vous déclinez tous les deux dans vos discours et qui concernent l'emploi dans les petites et moyennes entreprises.
Permettez d'abord que je me présente. Je fais partie de ces gens à l'esprit aventureux qui ont décidé coûte que coûte de créer leur affaire. Je l'ai fait il y a une vingtaine d'années, dans un contexte où l'entreprise n'était pas mieux considérée que maintenant, où les formalités pour démarrer une activité s'apparentaient à un parcours du combattant et sans savoir que je passerais ma vie à être montré du doigt, parce que de fait j'avais basculé du côté des patrons. Je n'ai pourtant pas changé du jour au lendemain. Au contraire, j'ai vu les soucis et les tracas de tous ordres se multiplier. Mon niveau de vie n'a jamais été celui d'un nabab. Mais comme mon activité se développait bien, comme je parvenais à embaucher, jusqu'à franchir le seuil d'une vingtaine de salariés, tout autour de moi on me considérait comme un « patron », comme si on en était resté à la France de Germinal, où il y aurait d'un côté les exploités et de l'autre les exploiteurs.
Malgré tout je n'ai rien à regretter. Mon entreprise de charpentes affiche aujourd'hui un chiffre d'affaires en croissance grâce à la bonne santé du marché de la construction. Je crois disposer d'un solide fonds de commerce, qui tient au sérieux de nos fabrications, au respect des délais de livraison et à l'efficacité des salariés. Et ce qui me rend le plus heureux, ce n'est ni le fait d'être indépendant, ni celui de pouvoir me verser un salaire de 4 000 euros par mois, auquel viennent s'ajouter les 2 000 euros que perçoit ma femme en tant que comptable, c'est de me dire que cette année, les affaires se développant, je vais pouvoir embaucher.
On n'imagine pas la satisfaction qu'il y a chez un entrepreneur à créer de nouveaux emplois. Cela signifie que tous mes calculs étant faits, toutes mes hypothèses d'avenir étant validées, je sais que je dispose d'une marge budgétaire pour créer plusieurs postes supplémentaires. Ce qui va me permettre de développer de nouveaux produits et de répondre à une demande croissante.
Alors, bien sûr, quand je vous entends, Monsieur Bayrou, proposer la possibilité de créer deux emplois nouveaux sans charges, ou bien vous, Madame Royal, sortir du chapeau au dernier moment - alors que cela ne figure pas dans votre pacte présidentiel - que les jeunes sans qualification pourraient être embauchés par des artisans pendant un an de manière « gratuite », leurs salaires et charges étant assumés par la collectivité, j'écoute avec curiosité. Mais inévitablement je me dis : ont-ils déjà un jour mis les pieds dans une entreprise ? Savent-ils qu'un entrepreneur embauche non pas à cause d'une aide X ou Y, mais parce qu'il a besoin de bras pour fournir une demande ? J'ai lu un jour dans Le Figaro qu'au cours des trente dernières années il y avait eu au total près d'une quarantaine de plans-emploi. Tous bâtis de la même manière, avec des allégements de charges, ou des tas de subventions. Mais il me semble étonnant qu'un beau jour personne ne se soit dit : « Stop ! Arrêtons de distribuer de l'argent public. Faisons simplement en sorte que les entreprises puissent se développer, pour qu'elles créent spontanément du travail. »
J'étais, la semaine dernière, Madame Royal, à votre meeting à Limoges, où vous avez expliqué que ce qui coûte cher au pays, c'est le chômage. C'est vrai. Mais ce n'est pas en distribuant de l'argent pour créer des emplois artificiels, comme vous le proposez, ainsi que monsieur Bayrou, que l'on cicatrisera cette plaie. Surtout si dans le même temps vous augmentez le smic. Pour moi, cela s'appelle simplement un jeu de bonneteau.
Excusez ma naïveté, car je ne se suis pas aussi aguerri que vous deux aux questions économiques. Mais je sais qu'en ce qui me concerne, plus les Français construiront des maisons, plus ils auront besoin de charpentes et plus je pourrai embaucher, quels que soient les 630 dispositifs d'aides qui ont été recensés. Ce que je vous suggère à tous les deux, c'est simplement de permettre aux Français de travailler plus, pour gagner davantage. Il n'y a pas de miracle en économie. Dès lors qu'ils gagneront plus, ils dépenseront plus. Et tout le pays en profitera. À commencer par le fisc.
Il vous reste une vingtaine de jours de campagne. Je comprends que vous soyez tentés de surenchérir. Mais je vous en supplie, arrêtez de faire des promesses de ce type. Nous seuls chefs d'entreprise savons quand et comment nous pouvons embaucher. Et, de grâce, cessez de distribuer une richesse nationale qui n'a pas encore été produite. Je ne sais pas s'il faut remettre la France à droite. En tout cas, il faut la remettre à l'endroit. C'est parce que vous ne cessez, tous les deux, de mettre la charrue avant les boeufs que vos déclarations m'inquiètent, et que je me suis permis de vous écrire. Mais je suis prêt à en reparler avec vous si vous passez par le plateau de Millevaches, où je vous accueillerai volontiers.
En attendant croyez à tout l'intérêt que je porte à vos déclarations respectives.
« Madame Royal et Monsieur Bayrou, de grâce, cessez de distribuer une richesse nationale qui n'a pas encore été produite »
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